Les alignements de Carnac : une connaissance profonde présentée avec science. Mais demeure une lancinante question

Le site de Kerlescan retenu comme terrain d’étude privilégié

Les chapitres IV, V et VI appliquent trois niveaux d’analyse : l’état des surfaces, les formes d’évidement par les agents érosifs et l’état initial des blocs au temps pré- mégalithique. L’étude des surfaces des menhirs et leurs altérations (chap. iv) confirme la complémentarité entre géomorphologie et archéologie par une étonnante mais justifiée approche comparative avec l’érosion des pierres maçonnées des murs des chapelles à l’entour. Encore faudrait-il insérer, dans l’équation, le facteur bien connu des spécialistes des architectures anciennes, des interactions entre les composantes chimiques des joints de mise en œuvre et les matériaux des maçonneries.

Les microreliefs (chap. V) notamment sur les menhirs abattus sont, pour l’auteur, non seulement des vecteurs d’explication du phénomène de l’érosion mais aussi des marqueurs archéologiques « faciles à présenter aux visiteurs ». Comment déduire l’emplacement initial des blocs sur leur substratum avant leur érection en menhir (chap. VI) ? En observant leur morphologie pour distinguer les faces d’arrachement ou d’affleurement, leurs corps et leurs bases, l’auteur établit une typologie des menhirs (sept types), laquelle lui permet de proposer une autre typologie : celle du substrat rocheux pré-mégalithique. Ainsi l’analyse contribue-t-elle à la connaissance archéologique du lieu en démontrant que les pierres ont été prélevées in situ avant d’être levées.

Consacré à l’étude du paléoenvironnement des sites mégalithiques et, partant, de leur environnement maritime et côtier, le chapitre VII reprend tout d’abord l’ensemble des thèmes précédents condensés sur le site de Kerlescan, retenu comme terrain d’étude privilégié. Une nouvelle fois, dans ce cas précis, élévations, formes, répartitions des menhirs et orientations des alignements procèdent de l’état du socle rocheux pré-mégalithique. In fine, l’auteur conclut que les auteurs de cette architecture détenaient « une maîtrise consommée du milieu naturel ».

Nous devons noter (p. 288) une incise dans le discours : le nombre des alignements connu (quatre), les hauteurs des menhirs « conféreraient un intérêt supplémentaire [au site de Carnac celui d’être] un premier exemple de grands monuments rituels devenu lieu sacré ou relief sacré ». Après tant de démonstrations scientifiques, une telle remarque déjà exprimée par Y. Coppens (cf. supra) ne peut relever, sous la plume de l’auteur, de la simple émotion.

La lancinante question de la signification de cette singulière et inestimable première architecture d’Europe occidentale

Mû par le désir de faire partager sa science de géomorphologue par le plus grand nombre et notamment par les visiteurs curieux, voyageurs et autres touristes, D. Sellier, convaincu que patrimonialisation et partage des connaissances sont intrinsèquement liés, livre (chap. viii) un projet de programme de médiation fondé sur les relations consubstantielles entre le socle géologique et géomorphologique du site et la morphologie des menhirs en préconisant même des circuits détaillés dans le monument de Kerlescan. Le programme de la direction du patrimoine de 1990 avait cet objectif en intégrant un paramètre essentiel : la conservation et la gestion des sols archéologiques, sans artificialisation, la première patrimonialisation étant, du point de vue, des conservateurs du patrimoine, … la conservation du patrimoine.

Au terme de ces 384 pages, la connaissance profonde du site des alignements de Carnac est indéniablement présentée avec pertinence et science, cependant très éloignée de la vulgarisation prévue. En revanche, ces pages n’apportent pas de réponse probante à la lancinante question de la signification de cette singulière et inestimable première architecture d’Europe occidentale, preuve une nouvelle fois qu’aucune science, fût-elle géologie, géomorphologie, botanique, pas même archéologie n’apportera de réponse au sens profond de la création humaine. Toute création architecturale est une œuvre humaine, ce que l’autrice de ces lignes résumait il y a trente ans par la formule : « les alignements de Carnac nous donnent à lire un geste dont on ignore la pensée ».

Robert Misrahi, le philosophe du bonheur, lisait dans l’architecture une expression de la jouissance du monde (2001). Alors, si c’est ainsi, quand et comment résoudra- t-on la question : pourquoi la jouissance du monde a-t-elle pris si tôt dans l’histoire humaine, à Carnac, entre autres, cette forme architecturale pour s’exprimer ?

Geneviève Le Louarn-Plessix

Note 1. La première loi sur la conservation des monuments historiques sera promulguée le 30 mars 1887 avec mention expresse de l’intérêt national du point de vue de l’archéologie.

  • Cette recension a été initialement publiée dans le tome CII – 2024 des Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, p. 457-491.
  • Remerciements à Geneviève Le Louarn-Plessix pour les photos d’illustration.
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