Les alignements de Carnac : une connaissance profonde présentée avec science. Mais demeure une lancinante question

Si l’appropriation d’un site s’exprime d’abord par les mots (p. 65) et, sauf à parfaire la lecture, nous n’avons pas relevé dans ce magistral ouvrage scientifique ce substantif, à nos yeux pourtant essentiel. Au-delà de chacune des parties du Ménec, Kermario, Kerlescan et du petit Ménec, le plan général révèle une conception d’ensemble. Cette évidence physique observable ne préjugeant ni la contemporanéité ni, a fortiori, l’unicité de la création. Puisque l’architecture résulte de l’acte de construire afin de donner des repères spatiaux, voire symboliques, tout en façonnant le paysage, elle résulte, même aux temps néolithiques, de la combinaison d’une « science », empirique à Carnac, car elle révèle une formidable perception des potentiels géologiques et d’une indiscutable intention ou finalité servie par une technique efficace.

Au fil des très savants chapitres III et suivants, soit 155 pages, le lecteur navigue des grains de quartz au volume global de la roche, de la fluidité magmatique au granite consolidé. Il circule entre les menhirs à volutes et les amygdaloïdes. Il y observe leurs faces, leur état, leur érosion afin de décoder les diaclases des filons soustraites à la vue, mais que la perspicacité de l’auteur juge déterminantes autant pour les reliefs que pour les formes de menhirs (p. 161). Puis, il évolue entre boules phénomorphiques et génomorphiques que l’auteur décrypte pour le lecteur béotien avec beaucoup de générosité pour une nouvelle fois transmuer les « pierres » de G. Flaubert en menhirs.

Des dégradations anthropiques majeures : les alignements ne sont-ils plus que l’ombre d’eux-mêmes ?

Mais ces menhirs, malgré leur célébrité, sont mal dénombrés au point que D. Sellier dit s’être lui-même livré au comptage précis de ceux de Kerlescan… À ceci s’ajoutent les dégradations anthropiques majeures (p. 177) : transformés en carrière à ciel ouvert, les menhirs ont fourni les matériaux pour la construction des quais du port de La Trinité et du phare de Goulphar (Bangor à Belle-Île-en-Mer). Ce phare de 52 mètres de hauteur, construit à partir de 1826 en grand appareil réglé de granite, apparaît aujourd’hui comme un ouvrage exceptionnel sur cette île schisteuse. En 1834, deux ans après la parution du pamphlet Guerre aux démolisseurs !, le ravage des menhirs du Petit-Ménec a provoqué l’ire aussi violente de Victor Hugo.

Il faut y ajouter les maisons incrustées dans le site depuis le XIXe siècle, et surtout les routes des alignements dites « touristiques » aménagées dès 1946 en concassant, au minimum, deux files de menhirs, voire plus, pour la réalisation de leurs hérissons. Ces routes ont véhiculé des milliers de touristes, prédateurs sans le savoir d’une architecture fragile au point que les « imitateurs d’Obélix » mettaient gravement en danger autant le monument que leur propre personne.

À ce stade, l’auteur décrit « l’ignorance de la valeur des monuments malgré leur notoriété et leur intérêt archéologique » (p. 179). En 1983, Pierre-Roland Giot et Charles-Tanguy Le Roux déploraient que les alignements n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. La même année, la conservatrice régionale des monuments historiques, signataire de ces lignes, archéologue de formation, était immédiatement interpellée par les préhistoriens pour une prise en compte de ce patrimoine insigne.

C’est ainsi que, dès 1988, des crédits ont pu être affectés aux mesures primordiales : la conservation des sols archéologiques, la stabilité des menhirs, la sécurité des visiteurs et la protection juridique de l’État, propriétaire des lieux. Paradoxalement, l’auteur ne cite aucune des deux thèses d’État encadrées par le Laboratoire d’écologie végétale de Rennes 1, lesquelles ont déterminé une méthode novatrice de gestion des sols appliquée à un site archéologique et fondée sur l’évidence du lien entre le couvert végétal et le substrat géologique.