Les alignements de Carnac : une connaissance profonde présentée avec science. Mais demeure une lancinante question
Dominique Sellier. Les champs de menhirs du pays de Carnac, patrimoine archéologique et géomorphologique. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 384 p.
Comment reprocher à Dominique Sellier de succomber à la tentation – comme tant d’autres avant lui – d’éclairer, à défaut d’éclaircir, le mystère des « alignements de Carnac » qu’en géographe, observateur du paysage, il intitule les « champs de menhirs » ? Le scientifique qu’il est, consacre le long chapitre I (75 p.) à l’inventaire presque complet des théories qui ont fleuri, depuis des siècles, pour expliquer ces étranges alignements de pierres levées : menhirs ou peulven.
Le professeur britannique, son collègue préfacier de l’ouvrage, Chris Scarre, approche de très près leur « signification sans doute religieuse », ce que suggérait, au terme d’une longue analyse géo-structurelle, le paléontologue carnacois Yves Coppens dans le premier film présenté dans le bâtiment d’accueil à Kermario, dans les années 1990 ; film apparemment oublié car D. Sellier ne le cite pas. Comme il ne présente pas, au-delà d’une mention dans l’annexe 1, le programme « d’études et de mise en valeur des sites archéologiques » conçu par l’État (ministère de la Culture, direction du patrimoine) et déclaré d’utilité publique en 1997.
Ce programme d’études, lancé dès 1988, grâce à la loi de Programme sur le patrimoine, avait permis d’engager des études fondamentales, à commencer par le dénombrement des pierres et la levée moderne des plans de l’ensemble des alignements de Carnac, travail de Titan, tant attendu depuis les années 1840 ! 1840, date clé, non pas du « classement au titre des sites » (p. 53 et 59), car la notion juridique n’existait pas1, mais de l’inscription sur une liste générale d’édifices et de bâtiments du royaume nécessitant quelques secours de l’État et classés par ordre d’importance ou de péril. Le 5 avril 1840, la Commission présidée par Ludovic Vitet, le premier inspecteur des monuments historiques, auquel succédera Prosper Mérimée, ajoute les « monuments de Karnac » à cette liste.
Une formidable érudition : comment les menhirs ont-ils pu être dressés à Carnac ?
L’auteur annonce un ouvrage de vulgarisation de sa docte réflexion sur la constitution géologique et géomorphologique du site, la morphologie des menhirs, l’appropriation du lieu au cours de l’histoire, sa patrimonialisation par la puissance publique et le public. Il excelle dans ce qui est le cœur de son métier : l’étude du relief, la pétrographie des menhirs, leur disposition, leurs altérations, leur érosion, la météorisation des surfaces. En 160 pages d’une formidable érudition, on comprend que, sans la géologie et la géomorphologie particulières de Carnac, les menhirs n’auraient pu être dressés à cet endroit.
Cette analyse est fondamentale car, en expliquant le caractère naturellement aligné des affleurements granitiques, elle énonce l’origine des alignements qui se trouvent sur le coteau de Carnac à la limite de la paléo-falaise d’orientation générale sud-est/nord-est qui correspond, elle-même, à l’axe morphologique de ladite falaise (p. 130). En conséquence, c’est l’association des patrimoines mégalithique et géomorphologique qui fait toute la spécificité du lieu (p. 146). Cet aphorisme, résultat d’observations minutieuses, est le leitmotiv de l’ouvrage, des chapitres II à VII.
Des menhirs disposés volontairement par les hommes dans un espace aménagé : une Architecture ?
Dans le chapitre II, D. Sellier plaide avec raison pour une conception géo-archéologique des alignements de Carnac. Car morphologie des pierres levées et géologie de leur substrat rocheux sont en miroir l’une et l’autre. Au-delà de ces relations physiques, l’auteur pressent la mutation des « Pierres de Carnac » conjecturée en 1847 par Gustave Flaubert en menhirs, fruits d’une chaîne opératoire multiple d’interventions humaines (p. 155). Tout historien de l’architecture voit obligatoirement dans ces menhirs disposés volontairement par les hommes dans un espace ainsi aménagé une Architecture.