Auguste Brizeux, la découverte d’une entité remarquable
Joseph RIO, Auguste Brizeux, 1803-1858. Inventeur de la Bretagne ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 264 p.
Auguste Brizeux, inventeur de la Bretagne ? Inventeur ? Un inventeur, en bon français, et au sens le plus courant est un individu qui met au point une nouvelle technique : Gutenberg a inventé l’imprimerie, les frères Montgolfier la montgolfière et Clément Ader, le méconnu, est le véritable inventeur de l’avion. Mais le mot a plusieurs sens : juridiquement, l’inventeur d’un trésor est celui qui découvre le trésor. Il ne l’a pas « inventé » puisque le trésor existait déjà. Laissons de côté les « inventeurs d’histoires ». Si Brizeux est l’inventeur de la Bretagne, ce ne peut être que dans le second sens parmi ceux que nous venons de lister. Il a «découvert» une entité remarquable, digne des plus grandes attentions et l’a fait connaître à une multitude de personnes qui en avaient une ignorance complète. Nous sommes ici assez proches de la vérité.
La double image de la Bretagne avant le XIXe siècle
Géographiquement, administrativement, économiquement, la Bretagne avait, avant le XIXe siècle, une existence réelle doublée d’une image complètement fantasmée, celle d’un pays de sauvages incultes, peut-être par certains côtés pittoresques, mais qui ne méritait pas une grande attention de la part de la bonne société et des gens éduqués. Quand Stendhal visite la Bretagne, il est épouvanté d’un certain nombre des choses qu’il découvre, par exemple, la marée qui lui paraît le comble de la laideur. Tout cela exige de faire table rase du rôle qu’a pu jouer la province dans l’histoire de la France, mais, l’oubli étant une vertu essentielle de l’esprit humain, l’opération est relativement facile.
Pourtant, à la fin du XVe siècle, Anne de Beaujeu avait jugé capital de marier son jeune frère Charles (VIII) à la duchesse Anne, ce mariage ayant entraîné l’abandon de la dot prévue de Marguerite de Bourgogne qui comprenait une partie des Flandres, beaucoup plus riches que la Bretagne. Cela devait avoir un sens.
Pourtant, deux siècles plus tard, le bon La Fontaine pouvait écrire :
« Le phaéton d’une voiture à foin
Vit son char embourbé.
Le pauvre homme était loin
De tout humain secours.
C’était à la campagne
Près d’un certain canton de la basse Bretagne,
Appelé Quimper-Corentin.
On sait assez que le Destin
Adresse là les gens quand il veut qu’on enrage.
Dieu nous préserve du voyage ! »
Cette image demeura très longtemps collée à la peau de la malheureuse Bretagne, pour autant qu’une province ait une peau…, alors même que ses productions textiles s’exportaient dans le monde entier avec le tampon « Bretagne véritable ». La Révolution ne contribua pas à l’améliorer, le Breton étant assimilé au personnage du chouan sauvage, luttant peut-être courageusement, mais pour une cause perdue, du moins aux yeux de ceux que l’on n’appelait pas encore les intellectuels parisiens. L’image de la Bretagne demeure, partiellement en tout cas, négative chez Balzac, Flaubert, Hugo. Elle va persister encore des décennies dans la littérature populaire, enfantine, donnant le personnage de Bécassine ou de Lilette Léveillé à Craboville. Et on pourrait citer, si la place n’était pas mesurée, des discours dix fois plus invraisemblables.
Le type presque caricatural du littérateur de province ?
Revenons donc à Brizeux. Auguste Brizeux, né à Lorient, écrivain, poète surtout, « ami » de Vigny et de Hugo, compagnon de nombreux jeunes « intellectuels » parisiens, comme on ne disait pas à l’époque, représente un type presque caricatural du littérateur de province, bohème ou besogneux, tentant de « faire sa place » dans la capitale, et y parvenant plus ou moins. Voyageur, principalement en Italie, mort à 55 ans de la tuberculose, c’est peu dire qu’il incarne une figure reproduite en son temps à de nombreux exemplaires, hors de tout jugement sur la qualité de l’œuvre. Poète « maudit » comme Tristan Corbière ? Pas vraiment, il eut à son époque un certain succès public avant de tomber dans un (quasi) oubli, disons-le, pas tout à fait injustifié.
Sans doute fait-il partie des « inventeurs » de la Bretagne, comme le souligne l’auteur, des inventeurs de la première génération avec Souvestre, Luzel, La Villemarqué, Laurens de La Barre, Édouard Turquéty, ou des « inventeurs » de la seconde, pour autant qu’on puisse être un « inventeur en second », Anatole Le Braz, Adolphe Orain, La Borderie, Charles Le Goffic et autres. Sachant que deux « Bretons » majeurs, Chateaubriand et Lamennais, sont, de même que Renan, peu intervenus sur la Bretagne. Qu’ont-ils donc « inventé » ? L’image, la représentation d’un pays, d’un peuple, telles qu’elles puissent se présenter comme dignes d’intérêt, méritant considération et respect de la part de ceux qui, jusqu’alors, avaient traité la Bretagne avec quelque mépris.
Les Bretons en 1845, synthèse de la pensée de Brizeux
L’ouvrage se présente sous la forme d’un diptyque. Une première partie, soixante-neuf pages, retrace la vie d’Auguste Brizeux selon une démarche très chronologique. D’abord, un « acte un » intitulé « S’inventer ? », où sont décrites les années de jeunesse du futur écrivain, son éducation, déjà en partie bretonnante, son départ pour Paris, ses premières relations avec de grands écrivains, poètes ou intellectuels tels que Vigny ou Félicité de Lamennais, enfin la publication de la première grande œuvre, Marie, avec le succès que cet ouvrage, sans doute étrange aux yeux de l’intelligentsia parisienne, connut dès sa publication. Puis vient un premier « intermède » qui voit Brizeux parcourir l’Italie, et à nouveau les chemins de sa Bretagne natale. Un « acte deux » nous le montre de retour à Paris, se mêlant cette fois de près aux intellectuels bretons déjà présents dans la capitale, Le Gonidec ou La Villemarqué.
« L’acte trois » est consacré à la production des grandes œuvres, et notamment de Les Bretons, ouvrage paru en 1845 et qui représente en quelque sorte l’acmé et la synthèse de la pensée de Brizeux. Enfin, « l’intermède final » se déroule sur une longue période de treize ans, de 1845 à 1858, et nous fait suivre un Brizeux malade, dont l’œuvre est pratiquement achevée et qui traîne sa misère et ses maladies au milieu d’un environnement certes point trop négatif pour l’écrivain et le poète. Période ponctuée d’actes de reconnaissance divers, de la part des écrivains français, de ses amis bretons, mais aussi de tous ceux qui commençaient à vouloir faire revivre les langues et cultures régionales et d’abord les poètes provençaux, les félibres, Mistral au premier chef, qui reconnurent en lui un contemporain, un poète de leur taille, un compagnon, un ami. Victime de la tuberculose, le mal du siècle, c’est justement au soleil du midi, à Montpellier, qu’il alla finir sa vie.
La deuxième partie du livre, de loin la plus longue (169 pages) est formée par de longs extraits des principales œuvres d’Auguste Brizeux, d’abord Marie (1832), abondamment citée, puis La Harpe d’Armorique (1844), donnée ici en édition bilingue, ensuite La Fleur d’or (1853), puis les Histoires poétiques, de 1855, avec notamment des extraits des « Écoliers de Vannes » et l’adresse précieuse et caractéristique, « Aux poètes provençaux ».
Enfin près de quatre-vingts pages sont consacrées à l’ouvrage majeur de Brizeux, Les Bretons (1845), où il se montre par-dessus tout le poète, le peintre, « l’inventeur » de la Bretagne. Rappelons toutefois que Les Bretons ne furent publiés que neuf ans après Les derniers Bretons (1836) de son quasi-contemporain, Émile Souvestre, autre « inventeur » de la Bretagne, ouvrage d’ailleurs beaucoup plus composite (plus varié) que Les Bretons, mêlant descriptions géologiques, géographiques, historiques et économiques (relevant souvent d’hallucinants stéréotypes d’époque…) aux transcriptions de « vieilles chansons » populaires.
Le livre se conclut par deux annexes. La première, « Que sait-on de Marie ? », s’interroge sur le personnage réel qui fut à la source du poème ; la seconde, « La légende des origines des Bretons armoricains », a pour but d’éclairer quelque peu les allusions parfois obscures formées par Brizeux quant aux origines de son peuple, forcément obscures tant elles relèvent de salmigondis légendaires, procédé à vrai dire courant au XIXe siècle et qui ne concerne pas que le seul Brizeux.
Un de ces intellectuels besogneux du XIXe siècle, errant entre leur province et Paris
Au bout du compte, quel bilan faire de l’ouvrage ? Il a certainement le mérite d’attirer l’attention sur un des « grands ancêtres » un peu oubliés. Dans l’histoire de la Bretagne contemporaine, la période de « l’invention » est bien sûr décisive. Elle précède et, dans une certaine mesure, suscitera la deuxième phase que sera, à partir de l’extrême fin du XIXe siècle, l’émergence de ce que l’on appellera, d’un terme général, le nationalisme breton. Ce dernier ayant été quelque peu abîmé par la Seconde Guerre mondiale (ou s’étant abîmé lui-même), il s’effacera (en grande partie) devant l’étonnant, et à vrai dire inattendu, essor économique de la province à partir de la fin des années 1950, essor qui va se doubler au milieu des années 1970 d’une mutation politique, un radical basculement à gauche, tout aussi inattendue. Ce bouleversement économique aurait sans doute désolé Brizeux :
« Ô Dieu, qui nous créa, ou guerriers ou poètes Sur la côte marins, et pâtres dans les champs Sous les vils intérêts ne courbe pas nos têtes, Ne fais pas des Bretons un peuple de marchands ! Nature, ô bonne mère, éloigne l’Industrie ! » (Élégie de la Bretagne, 1857, p. 170). Souvestre, au contraire, appelait à peupler le pays de vastes établissements industriels…
De la Bretagne, Brizeux trace donc un dessin qui est bien le même que celui fourni par moult premiers « inventeurs » (pas tous) et qui perdurera assez longtemps après eux, celle d’un pays, pour reprendre son expression, de pâtres et de marins, assumant glorieusement leur misère, et redoutant la mort qu’ils savent pourtant inévitable. La quatrième de couverture de l’ouvrage indique que Brizeux aurait livré de la Bretagne « l’image inattendue d’une Bretagne paisible et souriante ». Très partiellement. L’Ankou, les morts qui envahissent le monde des vivants, le 1er novembre et la baie des Trépassés y occupent aussi une bonne place ! Et image volontairement archaïque. Hostile au monde moderne. Voir les vers horrifiés qu’il consacre à l’arrivée du chemin de fer, « le grand destructeur ». Mais même le clergé est accusé de se soumettre honteusement à la modernité (« Aux Prêtres de Bretagne », p. 154).
Il n’est pas sûr que cette Bretagne-là ait vraiment correspondu à une réalité complète, même à l’époque. Écrivant quelques années seulement après Brizeux, Jean-Marie Déguignet nuance fortement cette peinture. Les habitants ne passaient pas leur temps à guetter l’apparition de l’Ankou derrière chaque menhir ni à écouter si les essieux de la charrette de l’intéressé étaient suffisamment grinçants. Ni les bergers bretons à conter fleurette aux bergères. Les Bretons du peuple dont on peut esquisser la silhouette à travers les documents d’archives, par exemple judiciaires, sont parfois très éloignés de cette vision ou rousseauiste ou mortifère.
Disons quand même que l’intérêt, réel, que l’on peut attacher à Brizeux est avant tout historique. Il est bien l’un des personnages majeurs de « l’invention de la Bretagne ». En tant que poète en revanche, il peut laisser dubitatif : sa versification est souvent lourde, parfois prosaïque, peu sonore, les images fortes sont rares. On est loin de Tristan Corbière : « Ô Poète, gardez pour vous vos chants d’aveugles/Eux, le De Profundis que leur corne le vent ». Sans parler des strophes enchantées du Pardon de Sainte-Anne-la-Palud.
Enfin, comme déjà dit plus haut, l’ouvrage de Joseph Rio offre un autre intérêt : celui de décrire l’itinéraire, à vrai dire très classique et sans doute reproduit à des dizaines d’exemplaires, mais toujours instructif, de ces intellectuels besogneux du XIXe siècle, errant entre leur province et Paris, tentant de trouver leur place dans la capitale, y réussissant, ou pas, retournant provisoirement ou pour toujours sur leurs terres d’origine, image balzacienne du Grand homme de province à Paris, figure toujours renouvelée d’un Lucien de Rubempré.
Jean-François TANGUY
Cette recension a été initialement publiée en 2022 dans le tome C des Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, volume II, p. 779-783.
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